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Corine Pourtau

Frida Kahlo - Alegria

Dernière mise à jour : 24 févr. 2021


Après la disparition de Frida Kahlo, journalistes et futurs biographes ont demandé à ses amis quel mot, selon eux, la caractériserait le mieux. Ils ont été unanimes : alegria. La gaîté. Et son œuvre n’a fait que mettre en évidence cet étonnant contraste entre la souffrance quotidienne qui a été la sienne, de ses 18 ans au moment de sa mort, et sa nature passionnée, curieuse de tout, exubérante, rehaussée des couleurs chatoyantes des robes mexicaines traditionnelles, des rubans et des lourds bijoux d’inspiration précolombienne dont elle se parait.

En 1925, alors qu’elle se destine à la médecine, élève à la célèbre Escuela Nacional Preparatoria, où elle se lie d’amitié avec ceux qui deviendront plus tard d’éminents acteurs intellectuels et politiques du Mexique postrévolutionnaire, Frida est victime d’un très grave accident d’autobus. En fait de corps souffrants, elle n’en côtoiera qu’un seul : le sien. Fracture des troisième et quatrième lombaires, triple fracture du pelvis, onze fractures au pied droit, dislocation du coude gauche, l’abdomen traversé par une rambarde d’acier…

À 18 ans, cette jeune fille pleine d’un formidable appétit de vivre se réveille à l’hôpital, vivante … mais promise désormais à de très longues périodes d’immobilité…

Alors qu’elle réapprend progressivement à se tenir debout puis à marcher, elle apprend également à composer avec les limites qui seront désormais celles de son corps. Elle sera amputée de sa jambe accidentée au-dessous du genou, subira de très nombreuses opérations de la colonne vertébrale (neuf pour la seule année 1950, qu’elle passe allongée sur un lit !), fera plusieurs fausses-couches sans jamais parvenir à mener une grossesse à terme, et, de corsets de plâtre en corsets de cuir et d’acier, passera le reste de sa vie – si l’on excepte la peinture - à supporter une douleur qui ne lui laissera plus jamais aucun répit.

La médecine n’est plus qu’un vain rêve, et Frida, soucieuse de ne pas être une charge pour ses parents, se met à la peinture, comptant en vivre.

« Parce que je devais rester couchée dans mon corset de plâtre, qui allait de la clavicule au pelvis, ma mère inventa un drôle d’appareil pour soutenir le chevalet que j’utilisais pour tenir les feuilles de papier. C’est elle qui pensa à réaliser un toit pour mon lit Renaissance, un baldaquin pourvu d’un miroir que je pouvais regarder pour me servir de mon image comme modèle. »

Le choix de la peinture comme activité de substitution ne relève cependant pas complètement du hasard. Guillermo Kahlo, son père, est photographe. Frida a hérité de lui sa sensibilité artistique. Il lui fait retoucher ses photos, l’initiant au travail de la couleur. Elle a eu par ailleurs l’occasion, pendant l’année scolaire qui précède l’accident, de regarder travailler Diego Rivera, le célèbre peintre muraliste, embauché pour réaliser une fresque monumentale à l’école. Elle sollicitera plus tard son avis sur ses premiers essais picturaux. On connaît la suite…

Pour l’heure, immobilisée sur son grand lit-atelier, elle peint ses proches et les amis qui veulent bien un temps se prêter au jeu de la pose, mais son modèle favori, parce que le plus patient, le plus disponible et le mieux connu d’elle, c’est elle-même. Son visage, d’abord – surtout -, appréhendé dans le miroir fixé au ciel du lit. Une série d’autoportraits qui s’enrichiront bientôt d’un discours sur l’intime et les difficultés de la vie.

Elle expliquera plus tard son choix de l’autoportrait : « Je me peins parce que je passe beaucoup de temps seule et parce que je suis le motif que je connais le mieux. »

Elle peint sur du petit format : 30 x 40 cm et le plus souvent sur du métal. Le genre de narration picturale qu’elle adopte d’emblée est celui du retable. Elle puise ses motifs dans son héritage culturel et dans sa vie intime, dépouillant ainsi ces « retables » de tout aspect religieux. On retrouve dans ses premiers portraits et autoportraits la manière de la peinture mexicaine traditionnelle du 19e siècle, dans les banderoles flottant sur la toile, et sur lesquelles figurent commentaires ou dédicaces. La source populaire de sa technique apparaît encore dans un trait stylisé, sans perspectives.

Elle s’émancipera rapidement de ce premier modèle et adoptera une syntaxe où le symbole sera largement utilisé. Mêlant métaphores et représentations d’expériences concrètes, elle donnera à la peinture un exemple jusqu’à lors inédit de discours intime.

La déclinaison de cet intime se fera de plusieurs manières :

Dans des tableaux figurant son état d’esprit immédiat. Elle peint comme d’autres s’épanchent sur les pages d’un journal ;

Dans des scènes où elle explore, dans une tentative d’unification de soi, sa double origine : l’indienne (par sa mère) et l’européenne (par son père) ;

Dans les toiles où elle évoque sa difficile histoire avec Rivera ;

Dans les autoportraits, enfin, où elle met en scène son corps disloqué aux prises avec ce qui a été la grande obsession de sa vie : la souffrance physique, inaugurant une véritable esthétique de la douleur.

Nombre de représentations de soi sont destinées, chez Frida, à affirmer une identité mexicaine qu’elle revendique au détriment de sa moitié européenne. Elle est mestiza, c’est-à-dire issue d’un mélange de sang espagnol et indien, et elle aura toujours une conscience aiguë de ce métissage. Pourtant, son œuvre peint traduit le plus souvent l’ambivalence, la difficulté à assumer cette double appartenance culturelle.

Autoportrait à la frontière du Mexique et des États-Unis, par exemple. On y reconnaît une Frida statufiée, dans une robe européenne du 19e siècle. Autour d’elle, le décor se partage entre une évocation du Mexique - forces naturelles, chaudes couleurs de la terre, surgissement végétal - et une évocation de la modernité américaine, dominée par la technologie. Aux nuages du ciel mexicain s’opposent les fumées des usines, à la flore, les appareils électriques, aux racines, les câbles. Le monde industriel d’un côté, le monde agraire de l’autre, reflets de sa propre ambivalence.

Dans d’autres tableaux, au contraire, elle s’affirme résolument mexicaine. Sa palette n’est pas celle d’une coloriste européenne. Elle utilise le vert, le blanc, le rouge francs. Elle se peint en costume traditionnel ou paysan, avec une nette préférence pour le costume téhuana et se pare, sur la toile comme dans la réalité, de lourds bijoux mexicains.

Cette identification forte à la culture populaire de son pays se traduit encore par la présence, dans ses fonds, d’éléments de la faune et de la flore locales : cactées, plantes tropicales, roches volcaniques, singes, chiens Itzcuintli, cerfs, perroquets. (Autoportrait avec un chien Itzcuintli ; Moi et mes perroquets ; Autoportrait aux singes)

Le fond de certains autoportraits, fait de grands paysages arides, de pièces vides et froides, traduit un sentiment de solitude qui se fera de plus en plus prégnant avec la dégradation physique et le temps qui passe. Le paysage désertique et lugubre d’Arbre de l’espérance, par exemple, exprime désespoir et désolation intérieure.

Comme elle le ferait avec un journal intime (qu’elle commencera à tenir, d’ailleurs, la quarantaine passée), elle se sert parfois de la toile pour s’épancher et exorciser ses difficultés conjugales. Elle mène une relation chaotique avec son époux, Diego Rivera. Les Deux Frida est peint après leur divorce (ils se remarieront un an plus tard). Le tableau représente, à droite, la Frida aimée, la mexicaine, en costume tehuana. Elle tient à la main une amulette - le portrait de Diego enfant, relié à son cœur par une veine. À gauche, l’autre Frida, la femme dédaignée, retient avec peine le sang qui s’échappe de son cœur et macule sa robe blanche. Le sang qui s’écoule est la représentation symbolique de la douleur, y compris de la peine, chez elle.

À l’épouse heureuse, qui triomphe en costume traditionnel, les cheveux - symbole de féminité et de séduction - ornés de rubans, de compositions florales (Autoportrait à la natte, Autoportrait dédié au Dr. Eloesser, Autoportrait « the frame »), l’Autoportrait aux cheveux coupés oppose un être androgyne, vêtu d’un costume masculin, dans une pièce vide.

Dans Diego et moi ou encore Autoportrait en Tehuana ou Diego en pensée, l’objet de tous ses soucis apparaît en médaillon, qu’elle peint au milieu de son propre front, comme un œil de cyclope.

Mais ce qui fait la force de la peinture de Frida Kahlo, ce sont, plus encore, les représentations qu’elle a données de son drame personnel : l’accident, la douleur physique insupportable et l’impossible maternité. Réalisme et symbolisme se mêlent pour donner une image du corps malmené, disloqué, criant sans tabous sa souffrance sur la toile.

Dans l’Autoportrait au collier d’épines, le visage impassible contraste cruellement avec le large collier d’épines qui enserre le cou et fait saigner.

La Colonne brisée, peinte en 1944, fait suite à une nouvelle intervention chirurgicale qui doit à Frida de subir à nouveau un appareillage. Elle se représente sanglée dans un corset de fer, percée de clous comme un saint Sébastien de ses flèches, une étoffe blanche autour des reins, évocation du suaire du Christ. Le décor désertique, les sillons de la terre asséchée font écho au corps partagé en deux, à la chair brisée. Au-dessus de la colonne incriminée, le visage de Frida est figé, hiératique, comme si elle était désormais hors d’atteinte dans sa douleur. Le Cerf blessé, à tête de Frida, reprend la symbolique chrétienne des flèches.

Il faut enfin mentionner le tableau qui s’intitule Henry Ford Hospital. Frida y est entrée en urgence, lors de son séjour aux États-Unis, à la suite d’une fausse-couche. Elle s’y représente nue, petite créature fragile et blessée étendue sur un lit blanc disproportionné, le ventre encore gonflé et d’où s’échappe une mare de sang. Autour du lit et reliés à son corps par des cordons ombilicaux, flottent un fœtus (l’enfant perdu), un escargot, symbole de la fécondité et de la grossesse dans la culture populaire mexicaine, une fleur évoquant le sexe féminin. Un fragment de colonne vertébrale et un bassin semblent là pour rappeler la cause de cette fausse-couche.

Cette façon de faire flotter autour du motif central (elle-même sur le lit) ces fragments symboliques du drame n’est pas sans rappeler les tableaux votifs.

Si André Breton, enthousiaste lorsqu’il découvre les tableaux de Frida, a voulu immédiatement voir dans sa façon de peindre une parenté avec le surréalisme, Frida Kahlo s’en est toujours défendue : « Ils pensaient que j’étais surréaliste, mais c’était faux. Je n’ai jamais peint des rêves. Je n’ai peint que ma réalité. » C’est en tirant sa force mentale exceptionnelle de son excessive vulnérabilité physique, qu’elle est allée jusqu’au fond d’elle-même, à la rencontre de cette réalité qui fut sienne. Si d’aucuns ont vu dans le pourcentage important d’autoportraits que compte son œuvre peint une tendance au narcissisme ou à l’idolâtrie de soi-même, ils se sont trompés. La vérité est ailleurs. Peindre, pour elle, fut l’unique moyen de survivre.

« Je ne suis pas malade. Je suis brisée. Mais je me sens heureuse de continuer à vivre, tant qu’il me sera possible de peindre. »


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