L'Arbre aux oiseaux
micocoulier n. m. (mot provençal ; du grec mod. mikrokoukouli).
Arbre et arbuste des zones tempérées et tropicales du globe,
aux feuilles simples, distiques, dont le fruit est une drupe.
« Turittt ! Turittt ! Tuuuurittt... »
Comme il a l’air beau… Elle s’approche, pieds nus. D’habitude, ils se posent bas, sur la petite branche qui frotte contre la vitre du cabanon. Celui-là s’est perché haut. C’est un nouveau…
Elle contourne le massif d’hortensias. L’herbe est encore humide. Elle rebondit légèrement sur le sol meuble. C’est drôle… on dirait… mais non… Ça doit être la lumière… Elle se contorsionne et le cherche entre les feuilles. Et si, pourtant… Il a bien une drôle de couleur… Ça peut donc exister, une couleur pareille ? Elle avance la main jusqu’au tronc et s’appuie sur l’écorce. L’oiseau est perché juste au-dessus d’elle. À deux ou trois mètres.
« Turittt ! »
Il se balance d’un côté, puis de l’autre. Il lance sa tête à droite, à gauche et jette un regard en bas. Il ne la voit pas. Il a l’œil tout noir, le bec vert et une aigrette blanche qui se frotte aux baies, au rythme de ses gesticulations minuscules.
C’est la première fois qu’elle en voit un comme ça. Elle fait claquer sa langue contre son palais. Ça fait un bruit humide dans sa bouche, un clapotis de gouttes. L’oiseau s’arrête. Il la voit, mais ne s’envole pas.
« Approche ! »
Sa langue claque encore.
La tête se penche…
« Allez... »
Elle tend l’index. Les autres finissent toujours par s’approcher. Ils finissent toujours par se poser sur son doigt.
L’oiseau s’envole autour de l’arbre, puis se repose plus bas.
« Turittt ? »
Il a l’air indécis.
Son petit doigt est noir de terre. Elle s’est essuyé les mains sur sa robe du dimanche. Il y a des glands et des marrons qui déforment sa poche et elle ne sait plus où elle a quitté ses chaussures. Elle va encore être en retard à la messe. Il y aura des têtes qu’on va secouer d’un air fatigué, quand elle arrivera. Une main chaude attrapera son bras, quand elle franchira la porte de l’église, et l’entraînera doucement vers un banc. On frottera le devant de sa robe, on enlèvera une toile d’araignée de ses cheveux, une poussière d’arbre, et il y aura des soupirs. Des choses qu’on va chuchoter sur elle, à son passage…
D’un petit bond, l’oiseau change de branche. Les battements de son cœur s’accélèrent. Le chaud lui monte aux joues. Est-ce qu’elle va y arriver aussi avec celui-là ? Avec les autres, elle y arrive toujours. Ils se posent sur elle. Sur le perchoir de ses doigts. Ils s’accrochent de leurs pattes fragiles comme des brindilles. Elle leur caresse la tête. Elle place parfois sa main en coupe renversée au-dessus d’eux comme un petit toit, une maison de poupée miniature, et elle sent un soleil qui palpite entre ses paumes.
Elle refait son bruit.
« Oui, oui. »
L’aigrette s’agite.
« Minute. »
L’œil noir pétille.
« J’arrive. »
Son bras lui fait mal. Il pèse. Mais l’oiseau s’approche encore. La branche vibre sous lui. Entre eux, à peine l’espace d’une feuille.
« Apolline ! »
Froissements. Battements d’ailes. Dans l’air, une vague de plumes élastique… Son frère surgit à la frange des châtaigniers. Elle lâche le tronc. Dans l’herbe, les baies mûres du micocoulier. Leur jus tiède et noir qui sourd entre ses doigts de pieds.
Elle se met en marche. Elle avance à sa rencontre. Elle se demande si l’oiseau reviendra.
Près du cabanon, il ramasse ses sandales. Il l’assied par terre. Il essuie ses pieds avec son mouchoir. Il lui remet ses chaussures.
« Apolline… »
Il lui caresse le visage. Lui sourit. Lui prend la main. Il la conduit vers le village.
Elle s’appelle Apolline parce qu’elle est née un 9 février. Et Côme s’appelle Côme, mais elle ne sait pas pourquoi. Il y a bien d’autres choses encore qu‘elle ne sait pas, parce que les choses n’aiment pas rester dans sa tête. Elles sont comme les oiseaux sur les branches : elles se posent un instant, et puis elles s’envolent.
À l’école, elle a le droit de dessiner quand les autres ouvrent leurs livres. Parfois elle chante, tout doucement. Elle berce une image qui se forme derrière ses yeux fermés. Elle sort des bouts de bois de son cartable et les range sur son cahier pour qu’ils forment des arbres et des maisons. Les mots sont des tétards dans le bassin vert sombre du tableau. Elle ne veut pas courir autour de la cour en levant haut les genoux et en faisant des mouvements avec ses bras. Si quelqu’un la montre du doigt, « Apolline, c’est pas pareil », répond l’instituteur.
Les oiseaux, ce qu’ils préfèrent, ce sont les fruits du micocoulier. Ils s’abattent sur lui en vol serré, ils font du bruit, ils se bousculent, comme les garçons sur la place du village. Elle aime bien les regarder. Quand il fait beau, c’est là qu’elle vient après la classe. Elle les appelle. Elle n’a jamais appris, mais elle sait leur parler. Au printemps, il y en a qui font leur nid au creux des branches. Elle laisse alors dans l’herbe, mais pas trop loin, des bouts de dentelle arrachés à sa robe, le lacet d’un soulier, des brins de paille qu’elle a pris dans la grange avant de s’en aller… Les fleurs font des bouquets blanc-vert sur le brillant des feuilles. Quand le ciel devient violet, et que Côme dit son nom à l’autre bout du champ pour qu’elle rentre à la maison, elle emporte dans ses cheveux leur odeur de frangipane…
Elle ne joue pas avec les autres enfants. Elle ne connaît pas leurs prénoms. À l’église, le dimanche matin, elle trace avec ses yeux des chemins lumineux à travers la voûte étoilée, et des fois elle parle bas aux statues. On ne dit rien. On ne rit pas. On la regarde passer simplement. On fait autour d’elle des barrières bien souples, bien douces, pour qu’elle ne se blesse pas. Parce qu’Apolline … Apolline, c’est pas pareil…
*
Depuis la fin de la guerre, sa maison, c’est le cabanon. La ferme a brûlé, et les granges, et le foin, et les vaches dans l’étable. Les parents ont dit « Cours, Apolline, cours jusqu’au champ. Nous, on va sortir les bêtes… »
Elle a couru.
Les débris des murs ont fumé longtemps. L’herbe n’a pas repoussé.
Elle mange des baies et des châtaignes, des oignons sauvages. Parfois, une main pose une miche de pain et du fromage de chèvre devant sa porte, un petit pâté de viande encore chaud. Une robe, un manteau usé aux manches, un morceau de savon…
Elle attend Côme. Quelqu’un, une fois, a dit que c’était inutile, que Côme ne reviendrait pas. Mort, lui aussi. Elle répète souvent : « Côme est mort à la guerre. » Elle se demande s’il va rester mort longtemps.
Elle ne va plus à la messe. Le dimanche, elle ne sait plus quand c’est. Ni les autres jours. Elle pourrait savoir en s’approchant du village, en observant l’activité des gens. Si elle ne sait pas, c’est qu’elle ne veut pas. Du cabanon, elle n’entend pas le bruit des cloches. Il s’accroche aux branches de la châtaigneraie. Il se déchire. Il s’effiloche. Des lambeaux flottent et tombent au bas des troncs. Ils s’enfoncent dans la terre sous les pas des bêtes, et se transforment en champignons qu’elle va cueillir, après la pluie.
Elle sait juste que c’est le jour. Elle sait juste que c’est la nuit.
L’arbre est toujours là. Elle se met sous ses branches. Elle s’allonge dans l’herbe, dessous, et regarde le ciel entre ses feuilles. Il est bleu parfois, ou blanc. Gris. Noir et qui gronde. Jamais vert. Le vert, c’est pour les feuilles.
C’est bien que l’arbre soit toujours debout. Ce sera plus facile, quand Côme reviendra. Il pensera à venir la chercher là. Il saura la trouver.
Au début, juste après la guerre, Rolande, qui s’occupait de la maison de Monsieur le curé, avait dit : « C’est pas possible, tu ne peux pas rester toute seule, pas une jeune fille comme toi. » Elle avait dit « jeune fille ». C’est comme ça qu’elle avait compris qu’elle avait grandi, même si le sang n’est jamais venu.
Elle avait habité chez le curé. Un peu. Elle avait essayé. Mais elle sortait la nuit. Elle ne pouvait pas s’en empêcher. Elle longeait le mur écroulé du potager, celui de sa ferme d’avant. Le lierre couvrait les pierres. Les poires tombaient dans le trèfle. Il y avait toujours des guêpes autour, à la fin de l’été. Elle n’y restait pas. Il y avait dans sa poitrine quelque chose de très dur, comme un caillou du mur qui serait rentré par sa bouche, et qui appuyait sur son cœur, quand elle passait là.
Alors elle allait dormir sous l’arbre. Rien n’y faisait mal. L’herbe était douce. Le matin, les oiseaux la réveillaient. Ils chantaient pour elle. Elle allait dans le bois ramasser des brindilles pour les nids. Quand le ciel devenait violet, Rolande apparaissait au bord des châtaigniers. Elle appelait.
« Apolline ! »
Comme Côme le faisait.
Elle traversait le champ. Elle ramassait ses chaussures près du cabanon. Elle les lui tendait pour qu’elle les mette. Elle lui caressait le visage. Elle disait « Apolline… » tout doucement.
Et puis Rolande est morte, aussi. Et Monsieur le curé après elle. Des gens nouveaux sont arrivés dans le village. Certains sont partis. Des enfants ont grandi que ne la connaissent pas. D’autres l’ont oubliée. Il y en a qui disent « la folle du cabanon ».
Parfois le soir, après les travaux des champs, des hommes viennent. Ils s’approchent d’elle. Ils la touchent. Leurs yeux brillent d’un éclat bizarre. Ils défont sa robe. Ils la poussent sur l’herbe. Ils disent : « Avec elle, ça ne compte pas.” Ils disent : “Apolline, c’est pas pareil. »
Elle n’y pense pas. Elle ne dit rien. Elle attend que ça se passe. Le bruit des autres, au village, elle l’a oublié. Elle regarde le ciel et ses yeux sont deux petits fruits noirs et ronds. Ses doigts pétrissent la terre. Il y a de l’herbe sous ses ongles. Ses cheveux sentent les baies qui sont tombées par terre et pourrissent lentement.
L’été, elle se met à l’ombre sous le feuillage. Elle s’appuie au tronc. Le soleil glisse entre les branches et chauffe le sommet de sa tête. La chaleur descend le long de son dos et traverse l’écorce en même temps que sa peau. Il épaissit son sang qui ralentit son rythme. Il éclaircit ses boucles longues et emmêlées d’où elle n’ôte plus le vert froissé du trèfle, le duvet des oiseaux, la terre, les petits cailloux.
La nuit, les étoiles sont comme des diamants minuscules qui tremblent aux nervures des feuilles. Elle tend la main. Elle les touche. Ils lui appartiennent.
Les oiseaux se posent sur elle. Ils confondent les branches avec ses doigts maigres aux ongles trop longs qui ondulent et festonnent comme une pousse de jeune printemps. Elle fait claquer sa langue. Elle parle avec eux. Elle guette les nids, les œufs dans les nids. Les pépiements. Les envolées qui agitent l’air. Les balles tièdes et duveteuses qu’elle offre au premier vent d’automne.
Chaque éclosion est sa victoire.
Les noisettes des haies vives, elle les décortique et les réduit en morceaux qu’elle place en poquets bruns dans un creux d’herbe au pied de l’arbre.
La pellicule de glace, elle la frappe avec l’angle aigu d’une pierre.
Chaque saison est sa victoire.
*
Au village, maintenant, les maisons restent fermées, enroulées autour d’un silence tissé de poussière et de toiles d’araignées. Les ronces ont gagné le gravier des cours. Rien ne bouge aux étables ni dans les écuries. Le lierre grimpe aux fruitiers des anciens vergers. Les pommes et les poires s’écrasent au pied des arbres. Les prés sont en friche, les sentiers effacés.
Plus personne ne pose de pain. Plus personne ne dit “la folle”. Plus personne ne vient.
L’arbre a souffert un soir de foudre. Une béance fumante au haut du tronc. Un scalp de feuilles dans l’herbe jaune. L’hiver s’est posé dessus comme un cataplasme sale, incapable d’offrir au printemps autre chose qu’une nudité sèche, des rognures de sève. Un effort de bourgeons sans avenir, le souvenir ancien, juste, des fleurs et les oiseaux en mal de nid. L’odeur du soufre collée encore au lisse de leurs ailes.
Son cœur cogne. Elle a tellement de peine pour eux. Elle tourne autour de l’arbre. Elle le caresse. Elle a tellement de peine pour lui. Ses jambes sont raides. Elle a mal aux articulations. Elle tourne autour de l’arbre et c’est difficile. La peau de ses pieds nus est dure comme une semelle d’écorce. Ses talons sont tout fendillés depuis l’hiver. Elle tourne. Ses os craquent. Ils font un bruit sec de bois qui casse.
Elle entend des sons dans sa tête qu’elle ne sait pas redire. Son prénom, seul, son prénom que personne plus jamais ne murmure. Et quand elle ouvre la bouche pour s’appeler : un bruissement de feuille.
Elle s’adosse au tronc. Elle ne peut plus marcher. Elle tend ses bras aux oiseaux. Excroissances tordues. Veines vertes qui saillent. Froissures tavelées. Elle tend ses doigts aux oiseaux. Perches noueuses, emplâtrées de lichens. Mais il y a un parfum d’amande dans ses cheveux, le végétal tissu de ses cheveux emmêlés.
Son corps se couvre de taches bleues qui durcissent en forme de boules, qui noircissent, qui s’épenchent d’un jus violet profond. Ses pieds s’enfoncent sous l’herbe de la terre, au milieu d’une mousse verte et dorée. Ses racines courent vers l’eau de la terre et s’enroulent aux cailloux. Des giclées de sève montent à ses ramures. Elle grandit de branches et frémit de fleurs. Elle aspire l’air du ciel à grands coups de feuilles qui disent “venez, allez, venez”, comme une main d’enfant qui invite.
« Turittt ! Turittt ! Tuuuurittt ! »
Il s’approche. Comme il a l’air beau. Il a une drôle de couleur. Il se pose tout en haut. C’est un nouveau. Il lance sa tête à droite, à gauche et jette un regard en bas. Il a l’œil tout noir, le bec vert et une aigrette blanche qui se frotte aux baies, au rythme de ses gesticulations minuscules…